« La gouvernance du numérique éducatif appelle une double approche, à la fois top down et bottom up. »
Dans le cadre de sa publication spéciale sur la responsabilité sociétale des entreprises, idruide a interviewé Jean-Michel Perron, Ex-directeur de la R&D de Réseau Canopé.
L’évolution de la terminologie, d’informatique à TIC, puis à numérique, résume bien la manière dont on perçoit l’innovation : elle est avant tout technique. La notion de culture numérique est moins présente dans les représentations des collectivités territoriales, qui limitent trop souvent leur rôle à la mise à disposition de matériel au secteur éducatif. Cette culture numérique est pourtant essentielle, tant elle couvre de sujets : l’accès à l’information, la manière de la traiter, l’accélération des activités humaines, la transformation organisations, des pratiques et des usages, etc..
Les décisions relatives au numérique éducatif impliquent de penser sa finalité, d’identifier les besoins des élèves et des enseignants. Une technologie se définit dans une relation d’usage, avec trois éléments clés : l’utilité, l’utilisabilité – la dimension de facilité et de praticité d’utilisation – et l’acceptabilité – les valeurs sous-jacentes de l’objet, ses fonctions symboliques. C’est ce qui va faciliter une appropriation réussie. Or cela reste un angle mort de l’approche. On ne peut pourtant pas faire l’économie d’un travail de concertation, de réflexion, de recherche de consensus entre acteurs : « pourquoi veut-on s’engager dans un projet ? » ; « En quoi est-il acceptable pour les parties prenantes et les usagers ? ». C’est un sujet de fond qui doit être traité.
Le challenge est tout aussi culturel qu’organisationnel. Les évolutions de notre société appellent aujourd’hui une double logique, avec à la fois du top down et du bottom up – qu’on a tendance à opposer, au lieu de miser sur leur complémentarité. Nous avons besoin d’une organisation décisionnaire, d’une gestion de projet planifiée et séquencée, précisant les acteurs impliqués et le niveau de responsabilités de chacun. Mais aussi d’une dynamique participative, avec l’implication des acteurs de terrain dès l’expression des besoins, qui va favoriser l’acceptabilité. Au niveau d’un seul établissement, de nombreuses personnes doivent être embarquées, du principal aux équipes éducatives, en passant par les services administratifs et les personnels techniques. Fédérer une telle diversité de profils nécessite des ressources et un accompagnement dédié.
Si une démarche de concertation globale au niveau d’un bassin éducatif reste un défi, elle est essentielle à la réussite de la démarche. L’enjeu consiste à définir un projet acceptable pour tout le monde, au plus près des besoins du terrain. Cette approche fait écho à la mise en place des projets CNR Éducation (Conseil national de la refondation) sur plus de 1 000 bassins territoriaux en France, avec l’objectif de faire confiance au terrain en jouant la carte de la concertation.
Les décideurs, au niveau ministériel, fournissent des règles et directions ; ensuite, la situation se complexifie au territorial, avec de multiples collectivités impliquées dans la gestion des établissements scolaires. De plus en plus souvent – et les CNR devraient le confirmer –, le préfet est le principal acteur des grands programmes éducatifs.
Il va mobiliser différents acteurs dans un comité de pilotage, qu’il s’agisse d’associations périscolaires ou intervenant dans l’inclusion, les arts et la culture, l’éducation populaire, mais aussi des acteurs techniques, des entreprises… Ce comité de pilotage fournit des lignes directrices, des outils de planification, d’action et d’évaluation. C’est ensuite au terrain, sous forme de comité technique et de comité d’utilisateurs, de s’en emparer.
Ils ont besoin de directives claires sur ce qui est possible de mettre en place, puis d’autonomie pour décider ce qui est acceptable pour eux, et ce qu’ils sont en capacité de faire. Cet engagement collectif va faire sens pour une communauté d’intérêt, prête à rechercher des consensus pour porter des actions considérées comme prioritaires pour le territoire. Par ailleurs le comité de pilotage doit également accompagner la conduite du changement, ce qui représente un coût rarement objectivé et pris en compte, et qui nécessite des compétences spécifiques.
Je pense que la chefferie de projet doit être confiée à une entité extérieure. Un problème récurrent est le fonctionnement en silo au sein des entités institutionnelles, avec des strates nombreuses et des freins potentiels à chaque niveau. Une structure indépendante, mandatée pour assumer la responsabilité du projet, proche des décisionnaires et du comité de pilotage, sera davantage en mesure d’identifier les irritants et de régler la difficulté rapidement. Il peut s’agir de cabinets spécialisés en innovation et en conduite du changement – ce qui peut heurter certains partenaires et provoquer une problématique d’acceptabilité, mais il est toujours possible de recourir à des acteurs de l’économie sociale et solidaire ou à des entreprises à mission certifiées « B Corp » par exemple.
La tendance à la privatisation de l’éducation et de la formation questionne les contours de l’offre publique et privée. En tant que service public commun, quelle est la capacité de l’Éducation nationale à adapter la nature des enseignements, des contenus d’apprentissage, des modalités d’évaluation, au monde actuel et à l’innovation technique ? L’une des priorités, dont le Réseau Canopé s’est déjà emparé, est la formation relative à l’IA et à ses usages, pour l’ensemble des acteurs mobilisés autour du numérique éducatif. Il est aujourd’hui indispensable de mettre en place un plan d’accompagnement, porté par l’État, pour répondre à cet enjeu majeur de transformation.
L’État est attendu pour fournir des cadres clairs pour tous les acteurs, en phase avec les préoccupations du moment. Le contexte a changé depuis plus de 10 ans, par exemple avec la notion de souveraineté numérique : quelles initiatives seront mises en place par le ministère en termes de Cloud souverain ? Quelles données seront concernées ? Quels systèmes d’information, au niveau des organisations scolaires, seront préconisés ? Comment traiter les problématiques associées à l’IA ? Avec la doctrine technique du numérique pour l’éducation, le ministère tente de poser un cadre, c’est son rôle. Or la DNE 10 n’a pas tranché entre ce qui est de l’ordre de la technique, et ce qui est de l’ordre de la pédagogie.
Un autre élément me paraît d’importance : les pouvoirs publics doivent identifier les collectivités, partout sur le territoire, qui ont mis en place des projets de numérique éducatif, mais aussi celles qui sont en retard, afin de soutenir prioritairement ces dernières et non celles qui sont les plus avancées. C’est un enjeu d’équité des territoires et de leurs populations.