« Pour construire une nouvelle société politique, le citoyen doit devenir un contre-pouvoir des BigStates et des BigTech »

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Edgar Morin estimait que « connaître et penser, ce n’est pas arriver avec une vérité certaine, c’est dialoguer avec l’incertitude ». C’est le défi auquel s’est attelée Asma Mhalla, politologue spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Tech et de l’IA, pour identifier ce qui peut préserver l’idéal démocratique dans un monde menacé par la « Technologie Totale ». Le fruit de son analyse est un essai stimulant : « Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats » (Seuil, 2024).

Jérôme Badiou, président d’idruide France, revient sur les principaux messages clés de ce livre qui nous invite à la vigilance et à l’action, à l’échelle de l’Europe comme à celle de l’individu.

Pour les appréhender, Asma Mhalla nous invite à revenir au concept de société de masse d’Hannah Arendt, considéré comme le carburant des totalitarismes. Un concept qui peut être défini par la perte du « commun », des singularités, au profit d’une marchandisation de tout qui génère une société individualiste. Arendt nous alerte contre le danger d’une atomisation de la société ; quand les individus se sentent isolés les uns des autres, leur responsabilité politique et civique diminue. La Technologie Totale est problématique dans le sens où elle peut entraîner de nouvelles formes de totalitarisme.

Un autre enjeu majeur mis en avant dans « Technopolitique » concerne la transformation en cours de la souveraineté. Les géants technologiques diluent ce concept de souveraineté dans son acceptation traditionnelle, il est moins clairement défini aujourd’hui tant les rapports de force se transforment. En reprenant l’idée de liquidité au philosophe Zygmunt Bauman, Asma Mhalla parle de liquéfaction de la souveraineté, dans le sens où il est difficile de voir où elle commence et où elle finit.

La guerre informationnelle représente également un défi pour les États. Dans des démocraties libérales qui se polarisent fortement, comment se mettre d’accord sur ce qu’on doit considérer comme vrai ou faux pour faire société ? Cette polarisation, réelle comme virtuelle, des opinions limite la portée des réponses actuelles, comme le fact-checking. D’autres parades doivent être trouvées pour redéfinir ce que peut être une nouvelle société politique.

Pour Asma Mhalla, c’est sans doute un élément à prendre en compte dans l’équation, mais les racines du malaise démocratique sont plus profondes. On ne peut pas faire l’impasse sur la fracturation croissante des sociétés occidentales, à laquelle s’ajoute l’irresponsabilité de certains politiciens dans leur usage de la parole. Les outils technologiques, comme les médias sociaux ou l’IA, interviennent dans un second temps, comme une caisse de résonnance à cette colère, cette fatigue démocratique – il suffit pour s’en convaincre de voir la montée en puissance actuelle du populisme, que relaie la technologie en l’amplifiant.

C’est un des éléments clés de cet essai : les démocraties fragilisées n’ont plus d’autre choix que de repenser leurs normes et les droits fondamentaux afin d’organiser les interactions entre l’homme, sa cognition et la machine, et en contrôler leurs conséquences problématiques – en termes de santé mentale, de manipulations, de modifications de la perception… Cette démarche peut conduire à la définition d’une nouvelle forme de liberté : la liberté cognitive, envisagée comme un prérequis fondamental à l’auto-détermination, donc à la démocratie.

Cette réinvention de nos libertés peut servir un objectif, selon Asma Mhalla : « armer » la société civile pour sécuriser le modèle démocratique – sous réserve que ce modèle maintienne comme projet la liberté politique. La guerre des récits et des esprits est déjà là. Une guerre dont, comme l’a énoncé James Giordano, professeur de bioéthique, « le cerveau humain est le champ de bataille du XXIe siècle ». Nous n’avons pas fini de mesurer l’ampleur du défi qui nous attend. L’organisation de la riposte aura autant besoin de l’État que des BigTech, dans une relation plus complémentaire qu’antagoniste. Mais pas à n’importe quelle condition.

Comme l’explique l’auteur, en s’appuyant sur de nombreux exemples, les clés de la répartition du pouvoir sont totalement redistribuées, elles se sont hybridées. L’organisation politique n’est plus centralisée par un État mais partagée entre un État omnipotent, qui poursuit aussi à sa manière le projet de Technologie Totale, et les géants technologiques. Ce nouveau cadre géopolitique renvoie à la question de la souveraineté des États, dans leur capacité à faire appliquer leur volonté politique au sein de leurs frontières. On le constate : puissance n’est pas toujours pouvoir.

Les défis qui se présentent à l’Union européenne illustrent des questions cruciales. La souveraineté doit-elle être relative ou absolue ? Où commence-t-elle, où doit-elle s’arrêter ? Selon quels critères, quelles conditions, avec quels périmètres ? Les États-Unis ou la Chine démontrent que leur puissance technologique dépend de leurs acteurs nationaux, qui en sont l’extension. Qu’on le salue ou qu’on le déplore, la Technologie Totale crée les conditions de retour des États forts, les BigStates, qui sont nécessaires pour maintenir un équilibre face aux BigTech – un équilibre qui implique aussi la participation de contre-pouvoirs pour maintenir les principes démocratiques. Pour les petites nations technologiques, le retour de l’État fort se matérialisera par deux chemins possibles, estime Asma Mhalla : soit une réappropriation progressive des données produites sur son territoire ; soit une gouvernance technologique transatlantique où tout reste à faire.

Pour appréhender cette question, il est intéressant d’observer ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique. L’auteur prend comme exemple la TIA (Total Information Awarness), mise en place au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 pour exploiter les technologies informationnelles dans la lutte contre le terrorisme : elle incarne la structuration du pouvoir qui s’organise entre BigStates et BigTech, avec une nouvelle clé de répartition. On voit ainsi apparaître une double gouvernance, associée à deux formes de souveraineté – territoriale et fonctionnelle. Les nombreuses illustrations de collaboration public/privé, volontaires ou à marche forcée, mises en place aux États-Unis ces 20 dernières années, le confirment.

Côté européen, l’approche à privilégier serait à la fois philosophique et industrielle. Il faut d’abord en finir avec cette résistance intellectuelle, voire égotique, à reconnaître la réalité de l’éclatement des souverainetés. En conséquence, le sujet est trop épidermique et les blocages politiques restent trop marqués pour construire de véritables stratégies du temps long.

Pour résumer l’un des messages principaux d’Asma Mhalla, deux réponses sont possibles face à l’éclatement des souverainetés, ainsi qu’à la perte de souveraineté des petits États technologiques : penser une co-gouvernance ouverte, multipartite, multi-échelles, et réviser le statut juridique des BigTech.

L’auteur livre plusieurs pistes de réflexion et d’action. Par exemple, dans le cadre d’un « capitalisme politique », les BigStates vont de nouveau assumer l’instrumentalisation de l’économie à des fins politiques. Il s’agit donc de recourir à un certain nombre d’outils et de techniques de prévention et de dissuasion, dans les champs technologique, industriel, économique et juridique. À l’échelle de l’Europe, l’enjeu consisterait à redéfinir des échelons de souveraineté sur mesure, flexibles, permettant de préserver les spécificités des périmètres d’action régionaux, nationaux, ou même locaux.

Les États-Unis et la Chine expriment aujourd’hui leur hyperpuissance avec l’IA comme nouveau carburant de leur rivalité militaire ; les neuf pays qui composent le groupe des BRICS+8, de leur côté, optimisent les conditions de leur attractivité ; l’Europe doit donc trouver sa place dans ce nouveau terrain de jeu diplomatique. En matière de politique industrielle, chaque État européen est invité à comprendre l’intérêt d’une véritable stratégie de niche bien pensée, plutôt qu’un gigantisme impossible à atteindre pour le moment.

Il est par ailleurs urgent, estime Asma Mhalla, qu’Européens et Américains dessinent les contours d’une nouvelle forme de souveraineté élargie, innovante et ouverte – pour se mettre d’accord sur de nouvelles normes sociales, éthiques, juridiques, technologiques, et imaginer de nouveaux mécanismes de régulation. Enfin, un tiers doit être introduit peser avec les BigStates et BigTech : le citoyen, ou BigCitizen, envisagé comme un véritable – et nécessaire – contre-pouvoir.

Asma Mhalla répond à cette question par d’autres : comment construire une société politique sans éducation à la hauteur de ses enjeux ? Comment former des citoyens si la Technologie Totale préempte le langage, fabrique les agencements d’idées et de pensées ? C’est une guerre cognitive qu’il nous faut relever aujourd’hui. Nous avons peut-être perdu la bataille du « vrai », mais nous pouvons gagner celle des récits – pour construire de nouveaux imaginaires, recréer le sentiment de fierté et d’appartenance, insuffler un vent de résistance.

Ne l’oublions pas, insiste l’auteur : la technologie peut aussi être synonyme de liberté, à condition que sa totalité soit gouvernée ; qu’elle ne soit pas sa propre finalité, mais un chemin vers la connaissance, la science et le progrès pour tous. Mobilisons notre intelligence, notre raison. Restons vigilants, singuliers, complexes, humains.

Si l’on veut résumer l’ambition de « Technopolitique », Asma Mhalla souhaitait avant tout défendre un principe : celui de la liberté politique. Cette ambition résonne avec la conception de Georges Bernanos, penseur de la « civilisation des machines » qui, dans La Liberté, pour quoi faire ?, nous enjoignait à « refaire des hommes libres ». Pour Bernanos, « la prudence n’est que l’alibi des lâches ». L’homme courageux accepte sa responsabilité comme prix de sa liberté. L’allégorie de la caverne nous invitait à rejeter toute idée reçue et à rester vigilants face à ce que l’on nous présente comme « vrai » : redevenons clairvoyants, pour regagner en esprit critique et en liberté.

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Un article de idruide publié le 17 Juil. 2024
Remerciements & Crédits idruide remercie chaleureusement Jérôme Badiou. Journaliste : M. Gilles Marchand
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