Les lumières à l’ère du numérique (3/3)
Troisième et dernier volet de la série sur les principaux enjeux soulevés par le rapport Les lumières à l’ère du numérique, cette fois sur l’éducation aux médias.
Comme le soulignent certains chercheurs, beaucoup de phénomènes imputés aux algorithmes sont en fait initiés par nos comportements en ligne puis amplifiés par les modèles algorithmiques. Cela signifie que nous avons encore notre destin entre les mains à condition de comprendre les processus mentaux qui conduisent à ces comportements et d’y remédier. Cela passe notamment par le développement de l’esprit critique.
Deux choses à retenir avant de définir ce qu’est l’esprit critique et ce que la science contemporaine nous en dit. D’une part, il ne saurait se confondre avec le fait de douter de tout par principe. Ce doute, souvent revendiqué par la pensée conspirationniste, prétend exister pour lui-même et sans aucune contrainte. Or ce scepticisme sans limites peut facilement devenir une forme de nihilisme.
Lorsque l’on cherche, sans respecter les canons de la méthode et de l’administration de la preuve, des versions alternatives aux réalités historiques ou à des faits d’actualité, on aboutit le plus souvent à des récits sans consistance.
D’autre part, l’esprit critique ne peut pas non plus se résumer aux exercices de démystification des fausses informations que proposent les fact-checkers. L’état de la science nous permet de savoir que ces efforts ne sont pas vains et proposent une réponse possible à la diffusion de fausses informations. Malgré tout, ceux qui sont le plus susceptibles d’être séduits par la désinformation sont aussi ceux qui sont le moins réceptifs aux exercices de fact-checking. Pire encore, les tentatives de rétablissement des faits peuvent affirmer leurs convictions surtout si celles-ci sont de nature à mettre en péril leur système de représentations.
Nous pouvons donc définir l’esprit critique comme la capacité à faire confiance à bon escient, après évaluation de la qualité des informations, opinions, connaissances à notre disposition, y compris les nôtres. Il se trouve que cette compétence est une prédisposition chez l’être humain.
Par exemple, les enfants de trois ans sélectionnent leurs informateurs en fonction de leur lien de proximité avec eux. Les adultes familiers étant moins susceptibles d’avoir des motifs de les tromper, les enfants prennent de préférence des informations auprès d’adultes bienveillants ou qui montrent du respect pour les normes socio-morales, tout en écartant les informateurs qui ont été décrits comme méchants ou menteurs par d’autres.
Par conséquent, les êtres humains sont très tôt dotés de dispositifs de vigilance épistémique qui permettent de détecter une partie des informations trompeuses diffusées par ruse ou par incompétence. Cependant, dans l’environnement numérique, ces dispositifs qui nous permettent de raisonner et d’écarter les sources d’informations douteuses entrent en compétition avec d’autres qui nous incitent à croire trop facilement et à nous laisser tromper.
Par ailleurs, les mécanismes de la vigilance épistémique peuvent être trompeurs en particulier sur les réseaux sociaux qui perturbent notre calibrage social. La confiance que nous pouvons avoir dans le jugement des autres, tel qu’il peut être évalué par sa visibilité sociale, est profondément affectée par le basculement de la vie sociale en ligne.
Nous ne pouvons plus compter seulement sur nos dispositions naturelles pour évaluer intuitivement l’information mais devons cultiver de nouvelles aptitudes mentales, principalement par l’éducation et la formation à la pensée critique.
Plusieurs études nous permettent de penser, au-delà d’un doute raisonnable, que l’esprit critique et la pensée analytique permettent de mieux résister aux fausses informations et notamment aux théories du complot. Ils nous rendent aussi plus aptes à réformer notre jugement lorsque cela est nécessaire.
De même, une méta-analyse de la littérature scientifique a mis en évidence un effet bénéfique global des interventions pédagogiques visant à développer la pensée critique lorsque ces interventions incluent un dialogue et un échange entre les élèves, des problèmes concrets, localisés et réalistes sur lesquels travailler, un mentorat adapté du côté de l’enseignant, et des interventions métacognitives, c’est-à-dire permettant au sujet apprenant de prendre conscience des mécanismes de sa propre pensée.
Un travail important reste néanmoins à faire pour rendre opérationnelles les initiatives concernant le développement de l’esprit critique. En effet, ce que l’on appelle « enseignement de la pensée critique » recouvre des réalités très hétérogènes.
La difficulté de la tâche réside dans la diversité énorme entre les études en termes de durée d’interventions, d’intensité, de contenu, d’âge ciblé, de méthodes de mesure d’impact et de qualité. Les interventions peuvent être limitées à quelques leçons visant à doter les élèves de compétences argumentatives, ou bien s’étendre à l’échelle d’un pays sur une longue durée, tandis que les effets de transfert de compétences à long terme et à distance sont rarement évalués.
De plus, l’enseignement de l’esprit critique a des objectifs si larges qu’on peut regrouper sous ce vocable des actions visant à améliorer aussi bien le raisonnement, la lecture et l’interprétation textuelle que les compétences scientifiques ou argumentatives.